« Je suis un monsieur âgé : j’ai 90 ans. » Tels sont les premiers mots de Claude Gubler, lorsque nous lui demandons s’il peut se présenter en quelques phrases. Si le sourire aux lèvres, ce grand-père de dix-huit petits-enfants commence par affirmer son âge avancé, aucun problème de mémoire ou d'élocution ne l’empêche de nous raconter son parcours, son histoire… Et quelle histoire !
Lorsqu’il grandit à Rabat, puis à Toulouse et enfin Paris dans les année 1940, rien ne le prédispose - sinon sa forte volonté - à devenir médecin : à l’école, le futur docteur n’est pas, selon ses propres mots, « un travailleur forcené ». Avec des résultats très mitigés en sciences au lycée, son entourage le pousse à rejoindre, contre son souhait, l'École spéciale de mécanique et d'électricité - non loin de l’École alsacienne. Après presque deux ans à avancer à reculons, l’étudiant-ingénieur rend sa carte d’étudiant ; sa décision est prise : il sera médecin, comme son grand frère. À l’époque, les études de médecine étaient moins longues qu'aujourd'hui : en 1999, Claude Gubler est reçu au concours de l’externat. On l’appelle désormais « Docteur Gubler ».
Impressionnés. Médusés. Fascinés peut-être tout simplement, par ce grand-père qui fait vivre les livres d’Histoire, qui nous parle de son service militaire en Algérie, pendant la guerre, où il a soigné Algériens et Français, et aidé des femmes à accoucher - comme nous le confie son fils. Par cet homme qui nous raconte avoir côtoyé Pablo Picasso, soigné Salvador Dali. De retour en France, le docteur Gubler ouvre son premier - qui sera son seul - cabinet, rue Saint-Placide. Au cœur du VIe arrondissement, sa patientèle est plutôt originale : il s’occupe de nombreux artistes, politiques, de quelques professeurs de l’École alsacienne, aussi… Et de beaucoup de religieux. Pourtant, ce n’est pas le fidèle qui va chambouler la vie du docteur. C’est le socialiste.
Le 10 mai 1981, quand le visage pixelisé de François Mitterrand s’affiche sur les téléviseurs du public d’Antenne 2 et d’Europe 1, le docteur Gubler est chez lui. Ce n’est que deux jours plus tard que son téléphone sonne : au bout du fil, la secrétaire du Président nouvellement élu. « Docteur Gubler ? Eh bien vous êtes médecin du président de la République. » Cet appel n’a rien de fortuit : le docteur est le médecin de la famille Mitterrand depuis 1969. Il commence par soigner la mère de Danielle Mitterrand, la femme du Président, puis Danielle elle-même, puis son mari. Cette nouvelle responsabilité qui lui est confiée n’est au départ pas si chronophage. Elle lui permet même de concilier son activité à la clinique, ses consultations à l’hôpital et son rôle à l’Élysée. Cela ne dure pas longtemps. Dès la fin de l’année 1981, le docteur apprend au chef de l’État qu’il est atteint d’un cancer. Un cancer grave.
Dès lors, la présence de Claude Gubler auprès de son malade devient régulière. En 1983, le médecin ne peut plus faire rentrer toutes ses occupations dans son emploi du temps : il abandonne la clinique où il opérait en tant que réanimateur, et ses consultations à l’hôpital. Cette situation n’est pas confortable : n’ayant plus de revenus réguliers et suffisants pour vivre convenablement, il demande à la ministre de la Santé de l’époque - qu’on appelle alors « Ministre des affaires sociales et de la solidarité nationale » - Georgina Dufoix de le nommer à l’Inspection générale des affaires sociales. Ainsi, en février 1986, Claude Gubler entre dans l'administration publique : débute alors sa carrière de haut fonctionnaire.
Le docteur Gubler a vu son nom devenir médiatisé lors de la mort du Président, en 1996. Depuis la publication de son livre racontant ses quatorze ans au service de la Présidence, les journalistes associent systématiquement son nom à celui de l’ancien dirigeant. L'intéressé ne cache pas son agacement : « Ça m’énerve. Ça m’énerve ! Je m’appelle Claude Gubler ; je ne m’appelle pas François Mitterrand ». Peu de médias mentionnent en revanche ses travaux concernant la carte verte et jaune que nous possédons tous : président de la commission de la carte vitale, c’est à lui que l’on doit la présence de notre photo d’identité dans l’angle supérieur droit du morceau de plastique - mesure qui a été adoptée pour éviter que l’on puisse s’échanger ses cartes facilement. Peu de journaux ont évoqué son travail concernant la création de l’Institut mutualiste Montsouris, qui est né de la fusion entre et l’Hôpital International de la Cité Universitaire la clinique de la porte de Choisy, et dont il a posé la première pierre, avec Simone Veil. Rares sont les articles de presse concernant la loi de modification des soins apportés aux prisonniers.
En retraite depuis 2001, le docteur profite pleinement de ses grandes, grandes vacances. Passionné de photographie, et notamment de photographies d’oiseaux, il nous assure en dénombrer plus de 30 000 dans sa collection, obtenues lors de ses nombreux voyages - qu’il effectue le plus souvent avec sa compagne, Martine - et qui sont rangées méthodiquement dans son armoire en bois. Depuis la pandémie de 2020 - dont l’ancien responsable de santé salue la gestion, même si selon lui, elle a mis en avant des problèmes de communication et de coordination entre les décideurs - ses promenades à l’étranger se font plus rares. « Transporter un appareil de 10 kilos continuellement, pendant des heures… Rendez-vous compte ! Non, ce n’est plus de mon âge ». La discussion s’étend ainsi, passant de photographies d’oiseaux à la crise des déserts médicaux en zone rurale, puis à la politique agricole du gouvernement - nous sommes alors en pleine grève des agriculteurs.
Ce que nous retiendrons de cet échange, c’est l’image d’un homme d’une gentillesse exquise. Qui semble avoir tout vu. Tout vécu. D’un monsieur joyeux, s’esclaffant en se souvenant avoir dansé avec Jack Lang et d’autres ministres au milieu de la foule au Brésil - à moins que ce ne soit au Venezuela. D’un retraité se montrant bien plus enthousiaste lorsqu’il nous parle de ses clichés de Pics épeiches que lorsqu'il nous parle de son expérience à l’Élysée. D’un grand-père fier de tous ses enfants, et de ses petits enfants, qui ont tous choisis des parcours allant « dans le sens du monde ». Pour le moment, seul l’un de ses petits-enfants est devenu médecin. « Mais qui sait ? Il reste encore de l’espoir ! » souffle-t-il, en lançant un regard malicieux à Noémie, sa petite-fille.